Poème retrouvé - Le C4
Voilà, c'est terminé.
J'ai rangé mes crayons dans mon
tiroir, roulé les affiches qui décoraient la pièce,
grimacé devant les dégoûtantes
enfoncé des sacs jaunes,
examiné des objets divers:
mon agenda, un post-it violet avec mes mots de passe,
l'annuaire de l'institution…
Moi! Permanente
coordinatrice (f.f.)
Animatrice culturelle
Responsable d’édition
Correctrice de fautes d’orthographe
Rédactrice en chef d’une revue
fantomatique
Conceptualisée dans ce contexte
Egale torture mentale…
Les
cartes de voeux? J'ai hésité, je les ai jetées et puis je les ai reprises,
carte d'anniversaire
"bonne année" de la part d'une secrétaire intérimaire,
chère fleuriste blonde,
une rose séchée dans un gobelet de coca-cola...
J'ai laissé le jeu de l'oie sans questions ni réponses,
J'ai regardé mes stores et souri:
six ans dans une pièce sans stores, occultée
par des affiches et un flambeau,
Désamiantée cet été, et me voilà partie sans avoir profité
ni des stores ni du
désamiantage...
La tirelire du P.C.B. est désormais là, devant moi, à la maison,
Et bientôt je partirai...
Je suis entrée dans cet immeuble,
connu depuis toujours,
dont j'avais appris l'histoire un an ou deux auparavant,
alors qu'il était abandonné depuis des mois, murs sales, tapis plain maculé, téléphones
encrassés, vitres noires, j'ai déménagé, emménagé, redéménagé, cinq, six, sept
fois, récupéré des tables,
tapé sur mon ordinateur (en panne,
veuillez fermer votre programme),
reconnecté l'écran (the keyboard is out),
gratté la souris...
Redémarré, réinitialisé, supprimé,
nettoyé...
C’est là que j'ai imprimé mon amour pour ma ville
C'est là que j'ai crié ma solidarité envers les femmes
c'est là que j'ai souffert, que j'ai pleuré, que j'ai hurlé, mais que j'ai ri
aussi,
c'est là, que rameutant toutes les collègues,
Le midi on se disait: voyons… Voyons
"Pour un million, irais-tu avec celui-là sur une île déserte?"
"Non, ah non! Pas celui-là, celui-là non plus...
Non? Si? Il est mignon, tout compte fait..."
C'est là qu'on s'est crêpé le chignon
C'est là qu'on tirait sur le joint
(enfin, pas tout le monde)
qu'on prenait son xanax en douce
C'est là qu'on mangeait des pâtisseries orientales
et qu'on buvait du thé
c'est là que j'ai aimé, pleuré, encore aimé, de nouveau pleuré, espéré,
et que je
me suis fait discrète, discrète comme une petite souris, une souris beige,
sur
la queue de laquelle on marcherait sans y prendre garde - et
quand la souris s'en va, le chat est malheureux...
C'est là qu'on ignorait, l'une après
l'autre, les moches, les vieilles, les pas
universitaires,
les pas graduées, les pas étudiées, les pas primaires, les pas
jardins d'enfants.
C'est là qu'on ne vous refilait plus rien,
qu'on ne répondait plus à vos questions
car "poser la question, c'est déjà y répondre"
C'est tout ça que je vais quitter
j'y ai passé presque sept ans de ma vie
Moi qui maudis les bureaux, leurs murs, leurs portes, autant
de prisons, de portes barrées, de barreaux aux fenêtres,
Là où jadis, la Gestapo emprisonnait résistants et droits communs,
derrière sa
redoute en béton
C'est là que se sont anéantis des mystères
De là que sont parties toutes les archives d'une drôle d'histoire
Et c'est là que règne en maître aujourd'hui
le tailleur néo-libéral léopardé
D’Elyette Alcide
son gsm piaille à tout moment
c'est hier et aujourd'hui mélangés
c'est l'entreprise
c'est le C4
un bout de
timbre décollé
une signature
une larme au coin des yeux
un soulagement inexprimable
C'est Bruxelles, janvier, l'hiver, la pluie et
les décorations de noël qui s'effilochent...
C'est la fin et le début d'un monde et d'une Histoire.
PS : ne pas oublier de ramener mes cache-pots...
Marie-Françoise, janvier 2004.