"Ecoute ô Israël"
" Il y a des milliers d'années.
Dans un désert de pierres. Près de la mer salée.
La vieille femme, aux lèvres séchées d'absence, repense à lui.
Où a disparu la courbe de ce corps solaire - ivoire, bronze et mangé de noir - tendu, allongé par la course, sculpté par l'ascèse, lumineux, tellement vivant?
Indéfiniment, au moment de glisser dans le sommeil, elle soupire, prolongeant encore un peu l'état de veille, pour mieux l'évoquer, l'imaginer. Le revoir.
***
A quelques pas du puits, à une heure où chacun se retirait dans sa maison, l'homme se lavait avec soin et concentration, tour à tour debout ou accroupi. Un léger parfum d'huile de laurier devait l'environner. Ses gestes étaient lents, contrastant avec la vivacité habituelle de ses attitudes et sa souplesse.
Fascinée, elle s'était immobilisée, un peu à l'écart, prudemment dissimulée derrière un mur, et l'avait observé.
Son inaltérable bonté... Comment décrire cela? En plus du charme et de la fantaisie qui émanaient de sa personne. Sa gravité, parfois. Et une sorte d'aura brillante, imperceptible à l'oeil nu, qui lui valait la tendresse des femmes, la popularité chez les vieillards, et la turbulence des enfants.
Avec juste ce qu'il fallait d'hésitation, parfois - n'était-il pas humain? Et donc soumis au doute?
Au point que sa légende s'enflait de village en village. On racontait qu'il avait rencontré le Nazaréen. Qu'ils avaient parlé, peut-être. Et qu'il avait poursuivi son chemin, de lieue en lieue, le long du fleuve, des palmeraies, des régions brûlantes et des pistes grises. Un mystère d'homme, avec des paupières soudées sur des images innombrables, des pensées mobiles, seul au milieu d'illusions d'eau, s'évaporant sur le sol de la Judée.
Hors de portée. Elle ne savait pas exactement qui il était, quand il s'exprimait, dans les assemblées, mais cela résonnait en elle. Elle voulait se tenir loin de lui, mais ne pouvait s'empêcher de s'avancer. Il y avait une sorte d'amitié entre eux, et elle ne pouvait ni ne voulait s'y attarder. Attachement étranger, impossible, inimaginable. Vivre comme une femme, sous la menace des pierres. Voilà pourquoi, pétrifiée, bras ballants, et incapable de s'enfuir, elle était restée, épiant les sandales usées, abandonnées, les pieds nus dans l'ombre du puits, les jambes longues, et l'ample chalouk greige, écarté...
***
Et c'est souvent à ce moment - comme n'osant aller plus loin dans son évocation- qu'elle s'assoupit, avant qu'un sursaut violent de tout son corps ne la réveille, la laissant, essoufflée, brutalement ramenée au silence.
Et le cycle recommence, chaque jour, chaque nuit.
Jusques à quand ? "