Nous, les vivants et les morts
"BRUGES LA MORTE, Chapitre VII.
"Depuis les quelques mois déjà
que Hugues avait rencontré Jane, rien encore n'avait
altéré le mensonge où il revivait. Comme sa
vie avait changé! Il n'était plus triste. Il
n'avait plus cette impression de solitude dans un vide immense.
Son amour d'autrefois qui semblait si loin et hors de l'atteinte,
Jane le lui avait rendu; il le retrouvait et le voyait en elle,
comme on voit, dans l'eau, la lune décalquée, toute
pareille. Or, jusqu'ici, nulle ride, nul frisson sous un vent
mauvais qui atténuât l'intégrité de ce
reflet. Et c'est si bien la morte qu'il continuait à
honorer dans le simulacre de cette ressemblance, qu'il n'avait
jamais cru un instant manquer de fidélité à
son culte ou à sa mémoire. Chaque matin, ainsi
qu'au lendemain de son décès, il faisait ses
dévotions – comme les stations du chemin de la croix
de l'amour – devant les souvenirs conservés d'elle.
Dans l'ombre silencieuse des salons, aux persiennes
entr'ouvertes, parmi les meubles jamais dérangés,
il allait longuement, dès son lever, s'attendrir encore
devant les portraits de sa femme: là, une photographie!
à l'âge où elle était jeune fille, peu
de temps avant leurs fiançailles; au centre d'un panneau,
un grand pastel dont la vitre miroitante tour à tour la
cachait et la montrait, en une silhouette intermittente; ici, sur
un guéridon, une autre photographie dans un cadre
niellé, un portrait des dernières années
où elle a déjà un air souffrant et de lis
qui s'incline... Hugues y mettait les lèvres et les
baisait comme une patène ou comme des reliquaires."
"BRUGES LA MORTE, chapitre XV.
"Alors Hugues
s'affola; une flamme lui chanta aux oreilles; du sang brûla
ses yeux; un vertige lui courut dans la tête, une soudaine
frénésie, une crispation du bout des doigts, une
envie de saisir, d'étreindre quelque chose, de casser des
fleurs, une sensation et une force d'étau aux mains
– il avait saisi la chevelure que Jane tenait toujours
enroulée à son cou, il voulut la reprendre! Et
farouche, hagard, il tira, serra autour du cou la tresse qui,
tendue, était roide comme un câble. Jane ne riait
plus; elle avait poussé un petit cri, un soupir, comme le
souffle d'une bulle expirée à fleur d'eau.
Étranglée, elle tomba. Elle était morte
– pour n'avoir pas deviné le Mystère et qu'il
y eût une chose là à laquelle il ne fallait
point toucher sous peine de sacrilège. Elle avait
porté la main, elle, sur la chevelure vindicative, cette
chevelure qui, d'emblée – pour ceux dont l'âme
est pure et communie avec le Mystère – laissait
entendre que, à la minute où elle serait
profanée, elle-même deviendrait l'instrument de
mort. Ainsi réellement toute la maison avait péri:
Barbe s'en était allée; Jane gisait; la morte
était plus morte... Quant à Hugues, il regardait
sans comprendre, sans plus savoir... Les deux femmes
s'étaient identifiées en une seule. Si
ressemblantes dans la vie, plus ressemblantes dans la mort qui
les avait faites de la même pâleur, il ne les
distingua plus l'une de l'autre – unique visage de son
amour. Le cadavre de Jane, c'était le fantôme de la
morte ancienne, visible là pour lui seul. Hugues,
l'âme rétrogradée, ne se rappela plus que des
choses très lointaines, les commencements de son veuvage,
où il se croyait reporté... Très tranquille,
il avait été s'asseoir dans un fauteuil. Les
fenêtres étaient restées ouvertes... Et, dans
le silence, arriva un bruit de cloches, toutes les cloches
à la fois, qui se remirent à tinter pour la
rentrée de la procession à la chapelle du
Saint-Sang. C'était fini, le beau cortège... tout
ce qui avait été, avait chanté –
semblant de vie, résurrection d'une matinée. Les
rues étaient de nouveau vides. La ville allait recommencer
à être seule. Et Hugues continûment
répétait: « Morte... morte...
Bruges-la-Morte... » d'un air machinal, d'une voix
détendue, essayant de s'accorder: « Morte...
morte... Bruges-la-Morte... » avec la cadence des
dernières cloches, lasses, lentes, petites vieilles
exténuées qui avaient l'air – est-ce sur la
ville, est-ce sur une tombe? – d'effeuiller languissamment
des fleurs de fer!"