Prof un jour... (suite)
Ma première leçon d'essai, à l'école normale, est une leçon d'histoire sur les vikings. A mon avis, il n'y avait pas encore au programme les livres d'histoire revus et corrigés de Franz Hayt: "l'homme se vêt", "l'homme se nourrit", "l'homme habite". Aussi indigestes que les livres qui balaient l'histoire de nos pays de manière chronologique... Du même Hayt d'ailleurs, qui fut professeur d'histoire à l'athénée d'Ixelles.
Diachronie, synchronie, si je puis me permettre cette comparaison -empruntée à la linguistique. Même combat !
J'ai jeté un coup d'oeil à la classe (très sage au demeurant), aux profs assis au fond du local, j'ai regardé mon tableau et j'ai plongé dans la leçon. Pour en sortir, 50 minutes après, complètement hors de moi (déjà à ce moment-là, je ne faisais rien calmement). J'avais juste la conscience qu'un élève m'avait demandé: "madame, il faut écrire en vert -ou en rouge- ?" parce que j'avais changé de couleur de craie au tableau. "Mais non, ai-je répondu, c'est parce que ma craie était finie..." A la fin de la leçon, j'ai regardé mon tableau et je suis restée effarée: c'était bordélique. Un vrai débarquement normand o;) Après la critique de la leçon, pas fameuse, ce qui pour un premier cours, est normal je crois, j'ai senti quelque chose de bizarre dans mon cou et je suis allée regarder aux toilettes ce que j'avais: une énorme tache rouge d'urticaire...
Qu'est-ce qui n'allait pas dans l'enseignement ?
Il y avait ce trac, cette peur, ce stress. Et si on nous avait donné des pistes pour ne pas avoir peur ?
Il y avait surtout le mode d'entrée dans la profession: par le biais de l'intérim. On vous téléphone un jour, on vous dit qu'on a besoin de vous dans telle école. "Oui, mais de quelle école s'agit-il?" (En 1981, j'avais demandé la promotion sociale et refusé le spécial - à l'ex Etat, c'est-à-dire à la Communauté française actuelle.) "Oh, des élèves très gentils!" Et j'étais dans le spécial... On était catapulté -on l'est toujours d'ailleurs- sans préparation aucune dans un établissement, dans des classes et on devait littéralement monter au feu. Dans une des classes, un prof, excédé, donnait une gifle à un élève. Malade, elle m'a confié après que c'était une des plus grosses erreurs qu'un professeur puisse commettre. Il fallait remplir des tonnes de papiers: états des services, certificat de naissance, bonne vie et moeurs, n° national, n° médical, prestation de serment ... J'ai presté serment chaque fois que je suis entrée dans un nouveau réseau, voire un sous-réseau. Moi qui suis plutôt républicaine, on peut dire que je suis vraiment fidèle au roi !
Car en BELGIQUE, nous avons des réseaux:
l'enseignement libre subventionné, confessionnel (ex écoles catholiques) et non confessionnel (par exemple, Decroly). L'enseignement libre confessionnel emploie 2/3 de profs diplômés du libre et si besoin, 1/3 de profs de l'officiel. Mais ils ne seront jamais nommés (sauf erreur de ma part). Cet accord sur l'emploi des profs (prononcez l'EmPoi, comme Charles Michel o;) provient du Pacte scolaire belge, qui a mis fin à un siècle et demi de guerres scolaires.
L'enseignement officiel reprenant:
les écoles de l'ex Etat belge (en Flandre, à Bruxelles et en Wallonie), regroupées sous la houlette de la communauté française -ou plutôt Wallonie-Bruxelles- et de la communauté flamande.
les écoles provinciales, celles de l'ex-Brabant (pauvre Duché de Brabant, devenu le Brabant wallon et le Vlaams Brabant), étant passées sous la "houlette" de la COCOF (Commission communautaire française de Bruxelles).
Et les écoles communales: générales, techniques et professionnelles et artistiques (ce qui nous fait 3 sous-sous réseaux). A l'époque où j'ai commencé ma carrière, chaque pouvoir organisateur (P.O.) nous payait (3 mois après l'intérim, en général). Désormais, entre 3 et 4 mois après un intérim, c'est la Communauté française qui nous paie. Et nous bombarde de lettres sur les saisies salaires, de circulaires, dont on n'a plus que faire, vu qu'on n'est plus en poste. Sans compter la visite médicale que j'ai toujours passée bien après mon intérim.
Je passe ici sous silence les écoles privées qui me sont totalement inconnues. - Sauf Decroly où j'aurais adoré enseigner, tout comme à Amélie Hamaide où je rêvais de faire mon stage. Je rêvais de faire de la pédagogie alternative: Montessori, Freinet, Decroly, Hamaide... Tout cela me tentait. Hélas, le seul enfant sur lequel j'ai pu faire mes expérimentations pédagogiques (très limitées d'ailleurs, faute de temps), fut mon propre fils... Le résultat n'a pas été si mauvais que cela, mais sans doute cela lui est-il imputable à lui...
On imagine ce que c'est que de débarquer, comme prof de cours généraux, en professionnelle métaux, ferronnerie, boucherie-charcuterie, boulangerie-pâtisserie, soudure, carrosserie, etc. etc. Et pourtant, les élèves ont besoin d'un minimum de connaissances qui leur permettront d'écrire une lettre, un CV, de parler, de se diriger dans une ville et dans des arcanes administratives. Ce n'est pas un minimum légal, mais un minimum vital. Ils ont besoin de pouvoir signer autrement que par une croix. Ils ont donc besoin de quelque chose, mais je doute qu'Actual Quarto le leur amenait. (J'avais un très mauvais souvenir du "Lage landen" et des tontons makhoutes de Papa Doc', texte qu'on a étudié pendant des semaines, mais qui ne m'a pas appris le néerlandais!) C'était sans doute un tort, mais j'avais à peine eu un actual quarto en mains que je soupirais déjà. J'aurais pu faire mon propre corpus d'articles, mais sur quoi ? On ne savait jamais dans quoi on allait arriver ni ce qu'on allait enseigner. Et encore, à mon époque (1981-1984), l'étude du milieu n'existait pas encore !
Une chose est sûre, c'est que dans les classes que j'ai eues, deux choses étaient nécessaires: tout reprendre à zéro et faire de l'alphabétisation, comme avec les adultes primo-arrivants. Et faire du français langue étrangère (FLE). Malheureusement, ce que je rêvais de faire, je ne suis jamais arrivée à le faire. Et quand, enfin, j'ai eu le temps de faire une formation en alphabétisation, c'était trop tard. J'avais déjà deux opérations à mon actif, je ne sais combien de C4, une vie broleuse, un appartement Etrimo - avec des chats et des cafards...
Alors, à 49 ans et quelques, jetée à la mer avec juste un petit Radeau de la Méduse, je suis entrée en maladie-invalidité...
Comme ma mère au même âge...
Dorothy Bussy,
qui enseigna Shakespeare au collègue d'Allenswood
et "ce qu'elle pourrait" à Zoum Walter, pendant la guerre 14-18.
Sylvie Testud prête ses traits à Louise Michel, au bagne de Nouvelle-Calédonie,
après la Commune de Paris,
Où elle aprit à lire et à écrire aux Canaques.
Isabelle Gatti de Gamond,
pédagogue et féministe belge (1839-1903)
membre de la Loge (Obédience mixte du Droit Humain).